Le 26 février dernier, les membres de l’AJP étaient conviés à une soirée un peu différente, ou l’on a appris beaucoup de choses, en paroles et musique !
Sophie Laurant, présidente de l’AJP et grand reporter au Pèlerin, a eu l’idée de changer un peu du patrimoine bâti et de nous proposer une rencontre sur le patrimoine immatériel. Cette initiative, nous explique-t-elle en guise de préambule, est née d’une discussion avec Reza Afchar Naderi, docteur en poésie persane, journaliste et membre de l’AJP, à propos de la spécificité de l’art poétique en Iran, une tradition culturelle qu’il souhaitait faire connaître à notre association.
Sophie, suite à une interview de Guillaume Peureux, enseignant à Paris Nanterre en littérature française du XVIIe siècle, a saisi l’opportunité de lui proposer de participer à une soirée poésie avec Reza et de croiser leurs regards sur les traditions et les différences entre la poésie française et persane. Il ne restait plus qu’à trouver un lieu ! Rémi Rivière, directeur de la Tour Jean Sans Peur, qui a toujours accueilli chaleureusement notre association, a accepté de nous recevoir dans ce beau lieu médiéval, rare dans le Paris d’aujourd’hui et dernier vestige de l’ancienne demeure des ducs de Bourgogne. (La Tour Jean Sans Peur est elle-même membre organisme de l’AJP.)
Cet échange a été ponctué par les intermèdes musicaux du musicien Ahmad Jawid Ghani, artiste afghan de formation semi classique en musique indienne et persane. Vingt-cinq personnes étaient présentes et avec un tel trio, réuni autour d’une table ronde animée par Sophie, la soirée a été un très bel instant suspendu !
Reza nous a invités à découvrir la spécificité de la poésie persane dans la vie des Iraniens aujourd’hui. La grande différence avec notre société, est la place réservée à la poésie, patrimoine immatériel, dans le quotidien en Iran, alors qu’en France la poésie est « un genre oublié qui ne représente que 0,3% du marché de l’édition. En France, éditer de la poésie représente un risque ». Entendez par là d’un point de vue financier, la poésie en effet est peu rentable, sauf s’il s’agit d’auteurs confirmés.
La particularité de la poésie iranienne est qu’elle est indissociable de la musique, elle est le plus souvent chantée ou si elle est déclamée, elle est toujours accompagnée de musique. En Iran on a coutume de dire que : « Nul n’est poète s’il ne connaît pas mille vers par cœur ». Au fil des siècles, la poésie se transmet, il faut lui donner corps, lui donner chair, en l’oralisant. La poésie doit être déclamée, sinon elle meurt. Elle doit être au cœur de la société et non dans des rayonnages de bibliothèques, elle doit faire partie des arts vivants.
Côté France, Reza évoque l’exception qui confirme la règle : une soirée où Fabrice Luchini est l’invité de Laurent Ruquier. Pourquoi ? Parce que c’est un comédien médiatique, dont les spectacles littéraires connaissent un succès formidable. Il a, il est vrai, le sens des mots et un certain génie dans l’art de la transmission. Et pourtant dans ses spectacles il s’attache, le plus souvent, à transmettre la poésie classique et non contemporaine. Guillaume Peureux, constate qu’effectivement, rares sont les poètes invités sur les plateaux de télévision en France. Pour Reza, le cas Luchini est un cas à part et il nous dit avec fierté : « En Iran nous avons 1000 Luchini ! »
Avec lui, nous remontons le temps pour comprendre l’importance de la poésie dans l’histoire iranienne. Quand la Perse est conquise par les Arabes au VIIe siècle, ils imposent l’Islam et la langue arabe. Trois siècles plus tard on assiste – dans le Khorāsān, une région située dans le nord-est de l’Iran dont le nom vient du persan et signifie « d’où vient le soleil » – à un phénomène de résistance par la langue. C’est grâce au grand poète Firdūsī (Xe siècle), auteur du célèbre Livre des Rois ou Shāh-nāme en persan, que renaît la langue persane. Cet ouvrage est aux Iraniens ce qu’est la Chanson de Roland aux Français. Cette dernière, un poème épique et une chanson de geste composée de 4000 vers, se transmet par les troubadours.
Le Livre des Rois, l’œuvre littéraire la plus connue en Iran et en Afghanistan, composée de 60 000 distiques, retrace l’histoire de l’Iran des origines à l’invasion arabe. Les « naghals », troubadours d’Iran, vont eux aussi de village en village pour faire connaître ces textes et cette transmission par l’oralité constitue encore aujourd’hui un socle linguistique, un ciment national. Grâce à Firdūsī le persan a été préservé et des fragments du « Livre des Rois » sont connus des chanteurs actuels, et ces poèmes sont toujours chantés dans les grandes salles de concerts. Plusieurs écrivains français connaissaient Firdūsī notamment Montesquieu et Victor Hugo qui l’évoque dans la Légende des siècles.
En dehors de Firdūsī, l’Iran a d’autres grands poètes et les plus célèbres sont : Rudaki (Xe siècle), à l’origine de la renaissance de la poésie persane ; Omar Khayyām (Xe siècle), auteur des célèbres poèmes appelés rubaiyats (quatrains) ; Nézâmi (XIIe siècle), auteur des Cinq Poèmes (Khamseh) dont les fameuses histoires de Khosrow o Shirin et Leila o Majnoun ; Rûmî (XIIIe siècle) – fondateur de la cérémonie du samâ des derviches tourneurs et maître de la poésie soufiste – un auteur très tendance aujourd’hui. Redécouvert, ce poète a été médiatisé et figurez-vous que Leonardo di Caprio a été approché en 2016 pour jouer le rôle de ce poète du XIIIe siècle dans un film sur sa vie et son œuvre. Trois pays (la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan) revendiquent le droit d’en faire un héros national – c’est dire combien sa poésie est encore à l’honneur aujourd’hui. Saadi est un autre grand poète et conteur persan du XIIIe siècle de la ville Chiraz, auteur du célèbre Gulistan ou Jardin des roses. Hâfiz ou Hafez (XIVe siècle), le grand poète de Chiraz, est principalement connu pour ses poèmes lyriques dits ghazals et les poètes contemporains sont particulièrement influencés par son œuvre.
Guillaume Peureux nous parle à son tour de la poésie française, en effet jugée depuis Mallarmé, difficile, voire hermétique, et le plus souvent réservée à une élite. On a tendance en France, y compris dans le milieu scolaire, à penser qu’avant Baudelaire la poésie est insignifiante et que la modernité commence avec l’auteur de l’Albatros. La poésie classique est donc assez discréditée, réservée au domaine scolaire et la poésie contemporaine, jugée inaccessible, est peu visible.
Et pourtant, le spécialiste n’est pas tout à fait d’accord avec Reza : aujourd’hui, on fait de la poésie sans le savoir parfois. Des poètes amateurs réagissent aux événements qui marquent la société (11 septembre, mort de Diana, novembre 2015…) sous formes de petits messages, de slogans, de courts poèmes. L’universitaire travaille actuellement à l’analyse de ces textes de la « poésie du drame ». De même, il évoque les chansons et les poésies populaires, que les gens composent pour les mariages, les anniversaires, les enterrements… Les chansons aux paroles détournées aussi font partie de ce fonds poétique quotidien et populaire de qualité littéraire très variable mais d’une sincérité remarquable. Comme si les événements exceptionnels demandaient qu’on se démarque de la manière habituelle d’exprimer les émotions.
Curieusement le Journal « l’Équipe » cite régulièrement le nom de Malherbe, un grand poète du XVIIe siècle né à Caen, ville qui a choisi de donner le nom de Malherbe à son stade de football ! A l’inverse de l’Iran, l’oralité est peu présente en France, nous sommes plus un pays de l’écrit jusque dans l’enseignement scolaire. Ce à quoi Reza répond qu’en Iran si on a le sens de l’oralité on raisonne aussi par l’image et il aime à redire que dans la poésie persane le cœur nucléaire est la musique. La poésie est à la danse ce que la prose est à la marche : quand vous marchez dans la rue, personne n’y prête attention, en revanche si vous dansez, on vous remarque, vous interpellez l’autre. Guillaume Peureux revient sur les 0,3% et précise que les achats obligatoires pour les collèges entrent dans cette statistique, cette précision renforce l’idée du peu d’intérêt pour la poésie dans la vie des Français.
1er intermède musical : un ghazal qui évoque une complainte de la séparation.
Ahmad Jawid Ghani chante un poème persan ancien à la Tour Jean Sans Peur. Voir et écouter un extrait de ici.
Sophie demande en quoi les Fables de La Fontaine relèvent d’une inspiration commune dans la poésie persane et la poésie française ?
Reza remonte le temps pour parler de ce patrimoine littéraire universel. Jean de la Fontaine, dans la préface de ses « Fables choisies » (1668), reconnaît avoir puisé l’inspiration d’une grande partie de son œuvre dans un recueil d’origine orientale. Il s’agit du Pañchatantra, des fables de Bidpaï, qui traitent de l’éducation des peuples et des rois, et met en scène des animaux – deux chacals, conseillers du Roi, qui discutent et sont les héros du récit – au comportement anthropomorphe. Cet ouvrage va très vite attirer l’attention des monarques d’autres régions, il est traduit en persan mais à l’époque de l’invasion arabe il est dispersé. Au VIIIe ap. J.-C., la version arabe paraît sous le nom de Kalila et Dimna, ce sera l’un des premiers ouvrages orientaux à être illustré et enluminé par des miniaturistes persans.
Sa transmission va se poursuivre avec sa traduction en latin, grec, hébreu, chinois, français etc. Si La Fontaine s’est inspiré des textes antiques on cite aussi souvent l’écrivain grec Ésope (VIe siècle av. JC), parmi ses sources d’inspiration. Plus tard, au XVIIIe siècle, Mohammad Taghi Bahar traduit les Fables de La Fontaine en persan. Ainsi au fil des siècles, des traductions et des époques ce patrimoine immatériel circule de pays en pays.
Guillaume Peureux poursuit sur le fabuliste, et précise que La Fontaine, grand poète français du XVIIe siècle, a toutefois, pour son époque pris des libertés surprenantes avec les règles de la poésie, tout juste établies par Malherbe. Il écrit à sa guise, il est hors cadre, la forme utilisée est celle du vers libre : un vers, de longueur inégale et de rime variée, dégagé de toute règle de la prosodie. Une versification modulée et des vers irréguliers qui lui permettent des variations de rythme et de ton.
Reza revient sur les différences entre l’Iran et la France par rapport à la place de la poésie dans la vie d’aujourd’hui. Il choisit l’exemple des circuits touristiques qui passent par de hauts lieux culturels tels que Persépolis, Ispahan et Chiraz où les visiteurs se rendent au tombeau du grand poète Hafez, où ils écoutent ses poèmes. Reza nous parle ensuite de la visite qu’il a faite à Charleville-Mézières, où il s’est rendu sur la tombe de Rimbaud. Et là, il a eu un choc de voir la tombe du poète – dont l’œuvre est considérée par un très grand nombre de Français comme un des fleurons de la poésie française – entourée de grilles, désertée. Quand en Iran on vénère et visite le tombeau d’Hafez, c’est une manière de garder vivante sa poésie.
En France, tout de même, Brassens, Ferré, Brel même s’ils ne se disaient pas poètes, étaient des poètes.
2ème intermède musical : un ghazal de Saadi. Le ghazal représente le sommet de la poétique amoureuse. Forme poétique d’origine arabe, le ghazal connaît son apogée aux XIII et XIVe siècles dans la poésie persane avec Saadi et Hâfiz.
Guillaume Peureux défend le fait que la poésie n’a pas complètement disparue en France, et revient sur la poésie au XVII siècle. Qui la connaissait à l’époque ? Elle s’adressait à une élite, tout le monde n’y avait pas accès. Au XIXe siècle, avec des poètes comme Victor Hugo ou Baudelaire, l’écriture poétique change. Les poètes passent de la destruction des vers syllabiques à la poésie libre, en prose. « S’il est vrai qu’en France on donne peu de place à la poésie dans l’espace public, il y a quand même la manifestation nationale du « Printemps des poètes », qui est un événement culturel important. Mais je reconnais que rares sont les poètes à avoir une place au sein de la société. Il y a quelques années on voyait de la poésie dans le métro, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cependant, il faut souligner l’importance en France de la mise en chanson des poèmes d’Aragon, de Villon ou de Baudelaire. Ce registre fait partie des plus beaux exemples de poèmes chantés par de grandes voix comme celles de Brassens et de Ferré, toujours très présentes et écoutées. »
Pour Reza, l’un des plus grands poètes français d’aujourd’hui est Jacques Réda, prix Goncourt de poésie en 2012. On l’oublie souvent mais depuis 1985, il existe un prix Goncourt de la poésie décerné à un poète pour l’ensemble de son œuvre et non pour un recueil.
En guise de conclusion Reza, nous sort de sa poche un petit paquet de Kleenex rapporté de Téhéran. Nous sommes un peu interpellés et avec un sourire malicieux il l’ouvre et en sort un petit papier où est écrit un court poème d’Hafiz, le grand poète du langage amoureux. Il nous prouve ainsi, par ce petit accessoire de la vie de tous les jours, que la poésie, distillée ainsi par petites touches, est bien au cœur du quotidien des Iraniens.
Nous lui faisons remarquer que si la poésie est peu répandue en France aujourd’hui, c’est aussi parce que les éditeurs publient à faible tirage, d’où la confidentialité de la poésie française qui s’adresse principalement à ceux qui y sont sensibles et font l’effort d’aller vers elle.
3ème intermède musical : poésie française et persane
Pour clore ce bel instant de partage Ahmad Jawid Ghani, nous a réservé une surprise. Il nous explique qu’il aime chanter la poésie persane, afghane ou indienne, mais aussi la poésie française. Et il propose de nous faire découvrir un chant mêlant la poésie persane et un poème d’Eluard Je ne te quitterai plus. Un très bel instant à la croisée de nos cultures.
Cette soirée, placée sous le signe de la poésie et de la convivialité, s’achève autour d’un verre. Au théâtre disait Claudel, il se passe quelque chose, comme si c’était vrai. Ce soir, il s’est passé quelque chose pour, je pense, l’ensemble d’entre nous. Nous nous sommes enrichis de nos cultures croisées et la musique a magnifiquement coloré et élevé ces instants partagés.
Rêvons que la poésie s’inscrive un peu plus dans nos vies et dans notre temps !
Texte de Dominique Camus, membre AJP.
Parmi les publications de Reza Afchar Naderi citons :
Aube nouvelle, poètes libertaires d’Iran. Anthologie bilingue (éd. Maison de la poésie Rhône-Alpes)
Le forgeron dans le livre des rois de Ferdowsi – Essai (éd. L’Harmattan) Chants patriotiques d’Iran – Anthologie bilingue, à paraître (éd. L’Harmattan)
Et pour ceux qui souhaiteraient découvrir la richesse de la poésie persane :
Z. Zafâ, Anthologie de la poésie persane XIXe siècle (éd. Gallimard/Unesco, Connaissance de l’Orient)
Ouvrages récents publiés par Guillaume Peureux :
La Muse satyrique (1600-1622), Droz, « Les seuils de la modernité », 2014.
La Fabrique du vers, Le Seuil, « Poétique », 2009.