Le 7 décembre 2021, un petit-déjeuner débat de l’AJP, animé par Philippe Royer (secrétaire général adjoint) et auquel une vingtaine de membres a assisté, a réuni deux historiens dont les avis s’opposent sur le projet de reconstruction de la flèche de la tour nord de la basilique Saint-Denis – à Saint-Denis : Valérie Toureille (1), médiéviste, professeur à l’université de Cergy-Pontoise, signataire, fin septembre, avec quelque 130 autres experts et universitaires d’une tribune « Non au projet flèche ! », et Mathieu Lours (2), historien de l’architecture à l’université de Cergy-Pontoise et auteur d’une « contre » tribune pro-flèche parue dans Le Point en octobre.
Pour mémoire, la flèche médiévale a été démontée en 1837 par François Debré, premier architecte à s’être attaqué à la restauration de la basilique. Puis il l’a faite remonter avec des pierres neuves. En 1847, nouveau démontage à la suite de dommages causé à la flèche par la foudre. Viollet-le-Duc, qui prend la suite de Debré, laisse la tour nord en l’état.
Années 1980 : la ville de Saint-Denis lance l’idée d’une reconstruction de la flèche, dont les plans très précis et les pierres ont été conservés. En 2013, Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques, en charge de la restauration de la basilique, appuie le projet en pariant sur un modèle technique et économique identique à celui de la construction du château de Guédelon (Yonne), dont il est aussi l’architecte conseil.
2016 : création d’une association « Osez la flèche », en soutien au projet. Mais en janvier 2017, la commission nationale des monuments historiques, dont le rôle est consultatif, donne un avis défavorable. Le président François Hollande passe outre et entérine le projet, à condition que l’Etat n’ait pas un centime à verser. L’incendie de la flèche et de la toiture de Notre-Dame de Paris, en 2019, a éclipsé le projet basilique : une flèche a chassé l’autre.
Il est revenu en force en 2020, après que l’équipe municipale de Saint-Denis a changé, avec la perspective des Jeux olympiques de 2024 et surtout de la candidature de ville, en 2028, au titre de capitale européenne de la culture. Mais au prix d’un changement de modèle économique, avec des subsides de la Région Ile-de-France, à hauteur de 5 millions d’euros, et du Département de la Seine-Saint-Denis, pour 20 millions d’euros (un fonds grands travaux structurants). Au prix aussi de l’environnement technique : abandon du modèle Guédelon, pour une reconstruction fermée au visiteurs mais diffusée largement sur écrans et tous moyens de médiatisation. Et utilisation de technologies en amont de la taille et pose des pierres, ainsi que pour l’élévation de la flèche.
Mathieu Lours regrette évidemment l’abandon de ce modèle Guédelon, et nombreux sont ceux qui partagent ce point de vue. Mais il reste convaincu qu’il y a une attente très forte de la part des Dionysiens pour cette reconstruction, et qu’elle sera forcément une stimulation et une découverte des métiers d’art et de la restauration pour un public peu au fait de leur éventail.
A quoi Valérie Toureille rétorque qu’un projet aussi impactant pour un monument fondateur du style gothique n’a pas à trouver comme justification l’éducation aux métiers d’art. L’historienne rappelle la Charte de Venise (1964) qui impose qu’on restaure un monument dans son dernier état connu, en l’occurrence sans sa flèche pour la basilique. Céder à la Ville de Saint-Denis serait, pour elle, ouvrir toute grande la porte à d’autre projets patrimoniaux portés par des municipalités, et pas forcément pour le meilleur.
Valérie Toureille invoque également les dommages irréversibles causés à l’espace funéraire au pied de la tour nord, et qui n’a pas encore révélé toute sa richesse archéologique. Il doit en effet être en partie comblé par une injection de chaux et de béton, afin de consolider la tour, qui doit pouvoir supporter un clocher et une flèche.
Pour Mathieu Lours, le projet ne dénaturera pas le massif occidental de la basilique. La tour, le clocher et la flèche ont déjà subi de multiples modifications depuis celle de l’abbé Suger, au XIIe siècle, le grand rénovateur de la nécropole des rois de France. La flèche envisagée remonte au XIXe siècle, et l’attention portée à la conservation des pierres (qui ne pourront pas être réutilisées tel que mais reproduite) laisse clairement penser que les architectes de l’époque avaient bien l’intention de la remonter. Enfin l’historien reprend à son compte les arguments de Jacques Moulin : avant les travaux de restauration de la basilique – la façade, les transepts et le chœur – à partir du début des années 2000, la basilique était une belle endormie. Les restaurations ont réveillé l’intérêt pour l’édifice, et la flèche constituera une sorte de point d’orgue pour remettre la basilique au coeur de nos grands monuments patrimoniaux.
Deux analyses irréconciliables entre Valérie Toureille et Mathieu Lours ? Pas forcément, car la première a fini par glisser que si la Ville ne jouait pas la montre et laissait davantage de temps à des études techniques poussées, notamment pour le renforcement de la tour nord avec des matériaux non impactants, comme des renforts en titane, la reconstruction de la flèche serait … éventuellement envisageable. Dont acte !
- Dernier ouvrage paru : Chartres La cathédrale, son histoire, aux Editions LibriSphaere.
- Notre-Dame des siècles – Une passion française, au Cerf.